Il y a la gastronomie moléculaire, d'une part, qui se développera à l'infini, dans le silence des laboratoires scientifiques.
Et, d'autre part, il y a ses applications : la « cuisine moléculaire » (qu'il faut se hâter de dépasser) et la « cuisine de synthèse", ou "cuisine note à note », qui sera la prochaine grande tendance culinaire, durable !
Hervé This
1. Le travail scientifique
En 1988 était officiellement créée la discipline scientifique qui a été nommée «gastronomie moléculaire ».
C'est une activité scientifique, faite par des scientifiques (et non par des cuisiniers), qui repose, comme toutes les autres disciplines scientifiques, sur l'expérience et le calcul, et qui, comme toutes les autres disciplines scientifiques, vise la compréhension des phénomènes.
En l'occurrence, la gastronomie moléculaire a pour objet de chercher les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors de la préparation et de la consommation des mets (ou plats, ou aliments).
Insistons : la gastronomie moléculaire n'est pas de la cuisine... même si certains confondent (à tort !) gastronomie et haute cuisine ! On doit rappeler ici que l'expression « gastronomie moléculaire » est parfaitement choisie pour désigner une activité scientifique telle que décrite ici. En effet, le mot « gastronomie » désigne en réalité une « connaissance raisonnée », et non pas de la cuisine fine. Or la gastronomie moléculaire, activité scientifique, est bien une « connaissance raisonnée », et elle est « moléculaire », tout comme l'est la biologie moléculaire, en ce qu'elle considère les aspects moléculaires des transformations culinaires.
Bref, la gastronomie moléculaire, et c'est une erreur que de dire que certains cuisiniers font de la gastronomie moléculaire ; ils ne peuvent faire que de la « cuisine moléculaire » (expression malheureuse, mais imposée par les circonstances), ou, mieux, de la cuisine note à note, puisque tel est le futur de la cuisine.
Terminons en rappelant une fois de plus :
La gastronomie moléculaire est l'activité scientifique qui recherche les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors de la production et de la consommation des aliments.
2. Une application en cuisine
Ce qui est à l'origine de confusions, c'est que, à l'époque où nous avons créé la gastronomie moléculaire, nous avons également voulu rénover les techniques culinaires, et introduit la terminologie « cuisine moléculaire » pour désigner cette nouvelle cuisine rénovée.
La définition de la « cuisine moléculaire » est : « La production d'aliments (la cuisine, donc) par de « nouveaux » outils, ingrédients, méthodes ».
Dans cette définition, le terme « nouveau » désigne plus ou moins tout ce qui n'était pas dans les cuisines des cuisiniers français en 1980. Par exemple : le siphon (pour faire des mousses), l'alginate de sodium (pour faire des perles à coeur liquide, des spaghettis de légumes, etc.) et les autres gélifiants (agar-agar, carraghénanes, etc.), l'azote liquide (pour la production de sorbets et de bien d'autres préparations), l'évaporateur rotatif, et, plus généralement, l'ensemble des matériels de laboratoire qui peuvent avoir une utilité technique ; un exemple de méthode nouvelle, enfin, la préparation du « chocolat chantilly », des beaumés, des gibbs, des nollet, des vauquelins, etc. (voir Cours de gastronomie moléculaire n°1 : Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ?, Ed Quae/Belin)
Evidemment, tous ces outils, ingrédients, méthodes ne sont pas nouveau stricto sensu (bien des gélifiants « nouveaux » sont séculaires, en Asie, et utilisés par l'industrie alimentaire depuis longtemps, tandis que bien des outils sont traditionnels en chimie), mais le projet était de rénover l'activité technique culinaire.
Enfin, oui, la terminologie « cuisine moléculaire » est mal choisie, mais elle a été imposée conjoncturellement ; c'est une expression consacrée (elle est apparue dans le Robert, avec une définition fautive hélas, et dans l'Encyclopedia Britannica, avec une définition juste, heureusement), qui est de toute façon appelée à disparaître... en raison de la proposition suivante.
3. La prochaine tendance culinaire : la Cuisine Note à Note
La proposition suivante, bien plus enthousiasmante, est celle de la CUISINE NOTE A NOTE.
Elle est née en 1994 (publiée dans la revue Scientific American) alors que je m'amusais à introduire des composés définis dans des aliments : du paraéthylphénol dans des vins ou dans des whiskys, du 1-octène-3-ol dans des plats, du limonène, de l'acide tartrique, etc. La proposition initiale était d'améliorer des aliments... mais s'est introduit tout naturellement, en prolongement de la pratique précédente, l'idée de composer des aliments entièrement à partir de composés.
Autrement dit, la cuisine de synthèse, ou cuisine note à note, ne fait plus usage de mélanges traditionnels de composés alimentaires (viandes, poissons, fruits, légumes), mais seulement de composés... tout comme la musique électroacoustique ne fait pas usage de trompettes, violons, etc. mais seulement d'ondes sonores pures que l'on combine.
Utilisant des composés purs, le cuisinier doit donc :
– concevoir les formes des éléments constitutifs du mets
– concevoir leurs couleurs
– concevoir leurs saveurs
– concevoir leurs odeurs (ante et rétronasale)
– concevoir l'action trigéminale
– concevoir les consistances
– concevoir les températures
– concevoir la constitution nutritionnelle
– etc.
A ce jour, la faisabilité de cette cuisine nouvelle a été démontrée par plusieurs réalisations :
– premier plat, présenté à la presse par moi-même et Pierre Gagnaire à Hong Kong, en avril 2009
– plat présenté par les cuisiniers alsaciens Hubert Maetz et Aline Kuentz lors des rencontres scientifiques (JSTS) franco-japonaises à Strasbourg, en mai 2010
– repas Note à Note par les chefs de l'Ecole du Cordon bleu Paris en octobre 2010
– repas Note à Note servi le 26 janvier 2011, en lancement de l'Année internationale de la chimie, à l'UNESCO, Paris, par l'équipe de Potel&Chabot, dirigée par Jean-Pierre Biffi
– cocktail Note à Note servi en avril 2011 à 500 nouveaux étoilés du Michelin + la presse à l'Espace Cardin, Paris, par cette même équipe de Potel&Chabot
– repas Note à Note servi en octobre 2011 par l'équipe de chefs de l'Ecole du Cordon bleu Paris
– repas partiellement Note à Note par des chefs de l'Association des Toques blanches internationales (Jean-Pierre Lepeltier, Julien Mercier, Vincent Vitasse, Marie Jouannou, Michael Foubert) lors du Téléthon 2011, le 3 décembre 2011
– démonstrations par Jean-Pierre Lepeltier, Michael Foubert, Patrick Caals, lors des Cours de gastronomie moléculaire 2012, à AgroParisTech, Paris.
- et mille autres depuis !
La construction de cette cuisine pose de très nombreuses questions :
– aménagement rural : il est notamment proposé aux agriculteurs de faire de valoriser (à la ferme) leurs produits, au lieu de les livrer directement à bas prix ; cette valorisation passe par du fractionnement et éventuellement du craquage. Une présentation des produits accessibles a été faite, lors des Cours de gastronmie moléculaire 2012, par Jean-Louis Escudier, de l'INRA de Montpellier :
http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/weblog/756f/Gastronomie_Moleculaire_2012_partie_2.html
Puis une démonstration de fractionnement a été faite par Stanislas Baudouin et Laurent Joron :
http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/weblog/8ddb/Gastronomie_Moleculaire_2012_partie_3.html
– économique : non seulement, le transport de fruits et légumes est un gaspillage terrible (on transporte majoritairement de l'eau, les denrées s’abîment), mais la cuisine est un terrible gâchis, avec des rendements des systèmes classiques de cuisson aussi bas que 20 % !
– sensoriel : à ce jour, on connaît mal l'effet de mélanges de composés purs, et il faudra que les cuisiniers apprennent les « lettres » du nouvel alphabet pour produire des « phrases » qui ont du sens
– technique : pour beaucoup d'aspects, il y a à apprendre ; notamment en ce qui concerne les consistances, mais aussi pour les couleurs, les saveurs (ions, acides aminés, divers sucres), etc.
– artistique : voudra-t-on faire quelque chose qui semble nouveau, ou bien faire quelque chose de classique ? Tout est possible, et il est proposé, pour bien comprendre la question, de s'imaginer devant une assiette vide et de se poser la question : que vais-je y mettre (et pourquoi) ?
– politique : quid des terroirs, de la spécificité française des climats, des terroirs ? N'ayons pas peur : des composés phénoliques totaux de Syrah n'ont rien à voir avec ceux de Grenache, et chaque région a ses productions particulières, pour ce qui concerne les fractions (par opposition aux composés purs). Or il faut sans doute considérer que l'on passera plutôt par du fractionnement que par l'utilisation de produits de synthèse.
D'autre part, Pierre Combris (INRA Ivry) a bien montré que le modèle alimentaire classique est condamné à plus ou moins brève échéance :
http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/weblog/bc1c/Gastronomie_Moleculaire_2012_partie_8.html
– nutritionnel : cette fois, il va bien falloir finir par apprendre comment se nourrir ! Des
questions scientifiques nouvelles, et essentielles
– toxicologique : on ne mettra dans la cuisine note à note que des composés ou des fractions sûrs ! Mieux que la cuisine classique, donc, où l'on « subit » des « cocktails » indistincts, mal caractérisés. Lors des Cours 2012 de gastronomie moléculaire, le Pr Robert Anton a discuté cette question, et montré que la cuisine note à note était à la cuisine ce que la pharmacie moderne, avec des drogues bien caractérisées, était à la pharmacie ancienne, très « hasardeuse » :
http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/weblog/c9de/Gastronomie_Moleculaire_2012_partie_7.html
– etc.
Mais :
1. une crise de l'énergie s'annonce : il n'est pas certain que la cuisine traditionnelle (laquelle?) soit durable
2. les Anciens sont toujours battus par les Modernes, lesquels veulent des objets de leur génération
3. le fractionnement des produits de l'agriculture et de l'élevage existe déjà pour le lait et le pain ; pourquoi pas pour la carotte, la pomme, etc. ?
4. Les objections qui sont faites contre la cuisine note à note ont été le plus souvent faites pour la musique moderne... mais toutes les radios diffusent de la musique électronique. Autrement dit, n'en serions-nous pas à l'équivalent de 1947, quand Varèse et quelques autres lançaient la musique électronique ?
Pour tous ceux qui veulent en savoir plus, les Cours 2012 de gastronomie moléculaire sont en podcast sur le site d'AgroParisTech :
http://podcast.agroparistech.fr/users/gastronomiemoleculaire/Annonce du cours de Gastronomie Moléculaire 2012
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 1) :
Gilles Trystram, directeur général d'AgroParisTech : bienvenue
Hervé This : la « cuisine note à note », tendance de demain... durable !
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 2) :
Jean Louis Escudier (INRA Pech Rouge, Centre INRA de Montpellier) : le fractionnement du vin
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 3)
Stanislas Baudouin (Société Seprosys/Dow Chemical) : démonstration pratique des méthodes d'extraction (nanofiltrations, osmoses directes ou inverses, distillations...).
Laurent Joron, Dow Chemical : les gammes de membranes et les applications
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 4)
Démonstrations culinaires par des Chefs de l'Association des Toques blanches internationales, Jean-Pierre Lepeltier (Hôtel Renaissance, Paris La Défense), Vincent Vitasse (Hôtel Concorde Lafayette, Paris), Julien Mercier (Pullmann Bercy, Paris), Michael Foubert (L'aventure, Paris)
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 5)
Patrick Caals, Chef Enseignant de l'école Le Cordon Bleu : un repas note à note à l'école Le Cordon Bleu, en octobre 2010 et en octobre 2011, pour le programme des Hautes Etudes du Goût.
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 6)
Claire Gaudichon, Professeur AgroParisTech : la question nutritionnelle
Hervé This
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 7)
Robert Anton (Professeur émérite à l'Université de Strasbourg) : les limites toxicologiques de la cuisine note à note
Gastronomie Moléculaire 2012 (partie 8)
Pierre Combris : quels modèles alimentaires pour demain ? Les limites du modèle actuel.
Bibliographie : La cuisine note à note en 12 questions souriantes, Editions Belin.